Texte de Jean Racine, mise en scène Anne Théron
Scène Nationale Théâtre Auditorium de Poitiers 2011
Jean-Baptiste Droulers : création musicale et sonore, régie son
Andromaque est la prisonnière. Une vie dévastée par la guerre. Il ne lui reste qu’un fils qu’elle a réussi à sauver : Astyanax. Pyrrhus est le roi. Hermione est sa promise. Mais Pyrrhus est bouleversé par Andromaque. Lui qui a été éduqué en guerrier, il est prêt à renier son peuple et la loi de ses pères pour sa prisonnière. Il est surtout prêt à reconnaître son fils. Hermione, elle, aime Pyrrhus. Elle attend, humiliée, mais continue d’espérer. Et puis arrive Oreste qui a toujours aimé Hermione. Oreste qui en une seule journée va faire exploser une situation figée depuis un an.
Qu’est-ce qui conduit un metteur en scène à monter ce qu’on appelle un classique, c’est à dire un texte sur lequel tant d’autres se sont déjà penchés ? Ou pour formuler la question de façon plus personnelle, qu’y a-t-il dans cette pièce qui me décide au passage à l’acte, à faire entendre une parole qui, lecture après lecture, continue à me bouleverser, avec l’impression que ce trouble induit une entrée qui n’a pas encore été explorée ?
Pour la première fois depuis que je fais de la scène, c’est un personnage masculin qui me trouble et nourrit mon désir de monter la pièce. C’est peut-être là où je suis désarçonnée, mais aussi le plus touchée. Car c’est toujours à Pyrrhus que je reviens. Pyrrhus est un homme qui cherche, un homme en devenir, un homme qui se « dénoue ». Pour l’amour d’une femme, Andromaque, il rejette la Loi, trahit ses pères et propose une formidable utopie, celle d’effacer la mémoire de l’horreur, une horreur à laquelle il admet avoir participé. Et c’est à Andromaque – l’étrangère – dont il a ruiné l’existence qu’il offre de bâtir avec lui un monde nouveau. Pour cela il est prêt à rompre sa promesse envers Hermione, la première femme, celle à laquelle il était “naturellement“ destiné, et énonce cette rupture avec une honnêteté
insupportable :
« Je ne viens point armé d’un indigne artifice
D’un voile d’équité couvrir mon injustice :
Il suffit que mon coeur me condamne tout bas,
Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas.
J’épouse une Troyenne. Oui, Madame, et j’avoue
Que je vous ai promis la foi que je lui voue. »
Un homme donc qui tente de s’arracher à l’ordre ancien avec la croyance d’un autre possible, dans cet univers où l’altérité est absolue – la figure d’Andromaque représentant le point d’acmé de cette altérité -, parce que chacun est le jouet de sa propre logique émotionnelle et que le langage est un obstacle réitéré au lieu de faire office de médiation. Malgré cela, Pyrrhus tente un pari impossible, construire un ordre nouveau, si Andromaque y consent.
Le plus frappant, peut-être, dans cette pièce où l’enjeu émotionnel est si fort, c’est qu’il n’y a pas de corps. Comme l’écrivait Roland Barthes (cf « Sur Racine », Le Seuil), le texte est la seule réalité. C’est une parole sans fin, logorrhée effrénée, visant à reculer l’échéance d’un tragique inéluctable. Le récit se déroule dans un espace abstrait, une salle du palais de Pyrrhus, tel un couloir qui relierait l’extérieur – là où se passe l’action – et l’intérieur – là où les mots enferment un peu plus -. Nous sommes, nous aussi, enfermés dans cette antichambre où le langage règne sur le temps, l’espace, les sentiments et les décisions qui sont sans cesse différées dans l’effroi d’un espoir anéanti. D’ailleurs, lorsque la parole s’arrête, c’est la mort qui surgit. Tout a été fait pour retarder le moment atroce du silence et effectivement lorsqu’il advient, c’est le néant qui se manifeste. Quant au désir qui, après tout, semble être le moteur de ces discours successifs, il est lui aussi bizarrement absent, noyé sous les mots, proféré, mais jamais incarné.
Pas de corps donc mais pas de personnages non plus. Nous sommes face à des figures accompagnées chacune d’un confident qui joue soit le rôle du double en permettant à la figure de se débattre au sein de ses propres contradictions, soit celui du contre-point qui propose une dialectique dont la synthèse ne sera, certes, jamais écrite. La logique
racinienne prône avant tout le conflit comme une lutte intérieure, intime, dont le héros est à lui seul le territoire et le protagoniste.
C’est le texte qui est le pur véhicule de l’émotion, avec sa parole que rien ne peut freiner ou arrêter, qui se nourrit d’elle-même dans une accélération constante jusqu’au noir final. Tout cela dans un espace neutre, qui propose une scénographie aux antipodes d’un intérieur privé.
Pour conclure, j’aimerais préciser que la compagnie Les Productions Merlin s’est constituée autour d’un premier noyau, avec Barbara Kraft à la scénographie, Benoît Théron à la lumière, Jean-Baptiste Droulers au son et Chantal Jannelle au travail de la voix, noyau auquel sont venus se joindre Jean-Louis Gonnet à l’image et Claire Servant à la gestion des corps.
Aujourd’hui, ce sont les interprètes que j’aimerais fidéliser, eux qui sont dépositaires de notre savoir et de notre parcours artistiques. J’ai donc demandé à Marie-Laure Crochant, qui jouait La Religieuse, d’interpréter Hermione, et à Nirupama Nityanandan, interprète d’amour/variations, et de Jackie d’endosser la parole d’Andromaque. Martial Jacques nous rejoint pour le rôle de Pyrrhus.
Anne Théron, 1er semestre 09