Adaptation de La Religieuse de Denis Diderot et mise en scène Anne Théron, Théâtre de la commune – CDN d’Aubervilliers, 2004
Jean-Baptiste Droulers : régie son, tournée 2004-2013

Dans le texte de Diderot, Suzanne Simonin, bâtarde, est envoyée au couvent pour expier le péché de sa mère. Celle-ci espère qu’en contraignant sa fille à mener l’existence cloîtrée d’une religieuse, elle gagnera le repos éternel qu’elle a perdu en fautant avec son amant. En vérité, Suzanne est punie d’un état dont elle n’est pas responsable: sa bâtardise. Elle est non seulement enfermée dans un couvent mais surtout dans une identité et son destin. C’est peut-être le pire: être enfermée à l’intérieur de soi-même. L’histoire de cet enfermement se passe à la fin du 18ème siècle, dans une institution religieuse, mais a pourtant une résonance bien contemporaine. Car si notre époque a développé ses propres modalités pour circonscrire ses indésirables, la lutte de ceux qui essaient de s’évader garde la virulence du combat de Suzanne Simonin, deux siècles auparavant. Parce qu’une cellule restera toujours une cellule, quel que soit le système qui l’a générée.

Nous en étions là lorsque nous avons monté pour la première fois ce texte, au TNB à Rennes. Quelques années plus tard, notre lecture a ouvert un autre axe. Non que nous annulions le postulat de l’enfermement, mais nous y ajoutons une nouvelle hypothèse, à la manière dont un acteur «fixe» certains éléments dans une scène, avant d’y greffer au fur et à mesure d’autres couches.

Ce qui nous a saisis dans cette relecture, c’est un sentiment de “trop“: trop de larmes, de sang, de douleur et d’extase. Au final, trop c’est trop, on ne croit plus à rien et on nage en pleine fiction. Mais cette fiction, d’où vient-elle, sinon de cette jeune religieuse qui écrit ses mémoires, ou mieux encore : sa mémoire. Une mémoire qui décline sa souffrance en utilisant différents protagonistes, mais pour mieux les ramener à elle, comme si elle-même était le point d’origine de tous ces personnages.

Suzanne se présente comme une adolescente qui, avant même que cela lui soit énoncé expressément, vit dans la position d’un tiers exclu au sein de sa famille, et présume qu’il y a à ce traitement une cause secrète. En clair, cela signifie qu’elle a toujours su qu’elle n’était pas la fille de l’homme dont elle porte le nom. La parole de sa mère, muette d’abord avant d’enfin s’exprimer, est comme la hache qui fend le tronc. C’est une parole qui annihile la jeune fille (« Vous n’avez rien, vous n’aurez jamais rien », dit la mère. Ce qui signifie en fait : « Vous n’êtes rien, vous ne serez jamais rien »). Le tronc fendu, conséquence de cette parole, va continuer à se démultiplier. Nous assistons au développement d’une logique schizophrénique, à un être qui en n’étant rien devient tout. C’est ce qui donne cet étrange climat d’irréalité baignant l’ensemble du récit, où la jeune fille, après sa mère, affrontera successivement et sur des modalités différentes, ses trois supérieures – appelées “ma mère“, comme le veut la convention ecclésiastique-, qui nous apparaissent comme autant de déclinaisons de sa génitrice, ou comme autant de fictions. Interlocutrices ou adversaires, toutes ces femmes – qui n’en sont peut-être qu’une – semblent utiliser le corps de Suzanne tel un simple véhicule, pour pouvoir faire entendre leurs voix. Du coup, on ne sait plus qui parle, bien qu’il y ait un seul corps devant nos yeux. Un corps enfermé, à qui l’on refuse une vie propre, et qui réinvente le monde en l’incarnant à lui seul. Un monde de douleur.

Anne Théron